" Faire un film, une fiction, une romance sur l’une des plus grandes controverses du XXe siècle, c’est audacieux. Et périlleux. Mission pratiquement impossible qui, bien sûr, ne pouvait qu’exciter la cinéaste allemande Margarethe von Trotta qui ne craint pas la polémique. Elle a bataillé pendant dix ans pour monter son Hannah Arendt, un portrait de femme forte, indépendante, seule contre tous, comme en raffole la cinéaste, qui avait déjà tourné un film sur une autre héroïne juive allemande, Rosa Luxembourg.
Au point de l’aimer tant qu’elle fait un portrait enthousiaste de la philosophe, sans distance, sorte de Zorro intellectuel qui a raison contre son milieu, ses proches de la gauche new-yorkaise ou ses amis allemands sionistes installés en Israël. Même son amour de jeunesse pour le philosophe Martin Heidegger, qui rejoindra le parti nazi en 1933, est avant tout une passion sympathique, illustrée par de douces promenades dans les forêts ou la porte d’une chambre qui s’ouvre (...) le film commence en 1960, quand l’histoire rattrape la philosophe. Les Israéliens ont retrouvé et enlevé Adolf Eichmann, l’exécuteur de la Solution finale, qui se cachait à Buenos Aires. Son procès, en 1961, sera le seul en Israël d’un grand responsable de l’extermination des juifs d’Europe. Arendt demande au New Yorker de l’envoyer couvrir le procès à Jérusalem. Ce seront cinq articles dans le magazine, puis le fameux livre Eichmann à Jérusalem qui déclenche, et provoque encore de violents débats autour de ses thèses : la plus importante, le concept de banalité du mal. Eichmann ne serait qu’un nobody, comme dit en anglais l’héroïne du film, un homme quelconque. Et la deuxième, les conseils juifs imposés par les nazis ont aidé à l’extermination, les juifs auraient dû se révolter ou, au moins, «ne rien faire».
L’héroïne, malmenée, attaquée de toute part - surtout par les juifs -, résiste et défend courageusement sa pensée indépendante, comme l’explique la réalisatrice qui fusionne avec la philosophe, filme comme si nous étions, nous et elle, en 1961. «Comme Hannah Arendt, je ne veux jamais juger, je cherche juste à comprendre», dit Margarethe von Trotta.
Mais nous ne sommes plus dans les années 60, les historiens ont travaillé. Ainsi, les conversations de l’ancien SS à Buenos Aires avec le nazi hollandais Willem Sassen sont maintenant connues et montrent un Eichmann militant, loin de l’image du petit fonctionnaire servile qu’il tentait de présenter, pour sa défense, face au tribunal. Et les œuvres monumentales d’un Raul Hilberg ou d’un Saul Friedländer ont replacé le rôle des conseils juifs dans le système pervers nazi. Les journaux de ces responsables juifs ont été publiés - presque tous se sont suicidés ou ont été exécutés. Enfin les recherches récentes sur la «Shoah par balles» montrent que plusieurs millions de juifs ont été tués sur place, sans conseils et sans transport."
Annette Lévy-Willard